Quelles leçons philosophiques tirer de la crise sanitaire en cours ? Quelles valeurs pour demain ? Qu’est-ce que le courage ? Autant de thèmes que François Busnel abordera en compagnie de ses quatre invités : les philosophes André Comte-Sponville, Cynthia Fleury, Etienne Klein et Marcel Conche. Dans le cadre du concours « Si on lisait… à voix haute », la comédienne Rachida Brakni livre quelques conseils pour bien lire à voix haute. Enfin, les acteurs Guillaume de Tonquedec et Nicolas Briançon proposent leurs « Lectures confinées ».
Confiné dans sa maison à Montpellier, le philosophe Edgar Morin reste fidèle à sa vision globale de la société. La crise épidémique, nous dit-il, doit nous apprendre à mieux comprendre la science et à vivre avec l’incertitude. Et à retrouver une forme d’humanisme.
La pandémie du coronavirus a remis brutalement la science au centre de la société. Celle-ci va-t-elle en sortir transformée ? Edgar Morin : Ce qui me frappe, c’est qu’une grande partie du public considérait la science comme le répertoire des vérités absolues, des affirmations irréfutables. Et tout le monde était rassuré de voir que le président s’était entouré d’un conseil scientifique. Mais que s’est-il passé ? Très rapidement, on s’est rendu compte que ces scientifiques défendaient des points de vue très différents parfois contradictoires, que ce soit sur les mesures à prendre, les nouveaux remèdes éventuels pour répondre à l’urgence, la validité de tel ou tel médicament, la durée des essais cliniques à engager… Toutes ces controverses introduisent le doute dans l’esprit des citoyens.
Vous voulez dire que le public risque de perdre confiance en la science ? E.M.: Non, s’il comprend que les sciences vivent et progressent par la controverse. Les débats autour de la chloroquine, par exemple, ont permis de poser la question de l’alternative entre urgence ou prudence. Le monde scientifique avait déjà connu de fortes controverses au moment de l’apparition du sida, dans les années 1980. Or, ce que nous ont montré les philosophes des sciences, c’est précisément que les controverses font partie inhérente de la recherche. Celle-ci en a même besoin pour progresser.
Malheureusement, très peu de scientifiques ont lu Karl Popper, qui a établi qu’une théorie scientifique n’est telle que si elle est réfutable, Gaston Bachelard, qui a posé le problème de la complexité de la connaissance, ou encore Thomas Kuhn, qui a bien montré comment l’histoire des sciences est un processus discontinu. Trop de scientifiques ignorent l’apport de ces grands épistémologues et travaillent encore dans une optique dogmatique.
La crise actuelle sera-t-elle de nature à modifier cette vision de la science ? E.M.: Je ne peux pas le prédire, mais j’espère qu’elle va servir à révéler combien la science est une chose plus complexe qu’on veut bien le croire – qu’on se place d’ailleurs du côté de ceux qui l’envisagent comme un catalogue de dogmes, ou de ceux qui ne voient les scientifiques que comme autant de Diafoirus (charlatan dans la pièce LeMalade imaginaire de Molière, Ndlr) sans cesse en train de se contredire…
J’espère que cette crise va servir à révéler combien la science est une chose plus complexe qu’on veut le croire. C’est une réalité humaine qui, comme la démocratie, repose sur les débats d’idées.
La science est une réalité humaine qui, comme la démocratie, repose sur les débats d’idées, bien que ses modes de vérification soient plus rigoureux. Malgré cela, les grandes théories admises tendent à se dogmatiser, et les grands innovateurs ont toujours eu du mal à faire reconnaitre leurs découvertes. L’épisode que nous vivons aujourd’hui peut donc être le bon moment pour faire prendre conscience, aux citoyens comme aux chercheurs eux-mêmes, de la nécessité de comprendre que les théories scientifiques ne sont pas absolues, comme les dogmes des religions, mais biodégradables…
La catastrophe sanitaire, ou la situation inédite de confinement que nous vivons actuellement : qu’est-ce qui est, selon vous, le plus marquant ? E.M. : Il n’y a pas lieu d’établir une hiérarchie entre ces deux situations, puisque leur enchaînement a été chronologique et débouche sur une crise qu’on peut dire de civilisation, car elle nous oblige à changer nos comportements et change nos existences, au niveau local comme au niveau planétaire. Tout cela est un ensemble complexe. Si on veut l’envisager d’un point de vue philosophique, il faut tenter de faire la connexion entre toutes ces crises et réfléchir avant tout sur l’incertitude, qui en est la principale caractéristique.
Ce qui est très intéressant, dans la crise du coronavirus, c’est qu’on n’a encore aucune certitude sur l’origine même de ce virus, ni sur ses différentes formes, les populations auxquelles il s’attaque, ses degrés de nocivité… Mais nous traversons également une grande incertitude sur toutes les conséquences de l’épidémie dans tous les domaines, sociaux, économiques…
Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille…
Mais en quoi ces incertitudes forment-elles, selon vous, le lien entre ces toutes ces crises ? E.M. : Parce que nous devons apprendre à les accepter et à vivre avec elles, alors que notre civilisation nous a inculqué le besoin de certitudes toujours plus nombreuses sur le futur, souvent illusoires, parfois frivoles, quand on nous a décrit avec précision ce qui va nous arriver en 2025 ! L’arrivée de ce virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine. Toutes les assurances sociales auxquelles vous pouvez souscrire ne seront jamais capables de vous garantir que vous ne tomberez pas malade ou que vous serez heureux en ménage ! Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille…
C’est votre propre règle de vie ? E.M.:C’est plutôt le résultat de mon expérience. J’ai assisté à tant d’événements imprévus dans ma vie – de la résistance soviétique dans les années 1930 à la chute de l’URSS, pour ne parler que de deux faits historiques improbables avant leur venue – que cela fait partie de ma façon d’être. Je ne vis pas dans l’angoisse permanente, mais je m’attends à ce que surgissent des événements plus ou moins catastrophiques. Je ne dis pas que j’avais prévu l’épidémie actuelle, mais je dis par exemple depuis plusieurs années qu’avec la dégradation de notre biosphère, nous devons nous préparer à des catastrophes. Oui, cela fait partie de ma philosophie : « Attends-toi à l’inattendu. »
En outre, je me préoccupe du sort du monde après avoir compris, en lisant Heidegger en 1960, que nous vivons dans l’ère planétaire, puis en 2000 que la globalisation est un processus pouvant provoquer autant de nuisances que de bienfaits. J’observe aussi que le déchaînement incontrôlé du développement techno-économique, animé par une soif illimitée de profit et favorisé par une politique néolibérale généralisée, est devenu nocif et provoque des crises de toutes sortes… À partir de ce moment-là, je suis intellectuellement préparé à faire face à l’inattendu, à affronter les bouleversements.
Pour s’en tenir à la France, comment jugez-vous la gestion de l’épidémie par les pouvoirs publics ? E.M. : Je regrette que certains besoins aient été niés, comme celui du port du masque, uniquement pour… masquer le fait qu’il n’y en avait pas ! On a dit aussi : les tests ne servent à rien, uniquement pour camoufler le fait qu’on n’en avait pas non plus. Il serait humain de reconnaître que des erreurs ont été commises et qu’on va les corriger. La responsabilité passe par la reconnaissance de ses erreurs. Cela dit, j’ai observé que, dès son premier discours de crise, le président Macron n’a pas parlé que des entreprises, il a parlé des salariés et des travailleurs. C’est un premier changement ! Espérons qu’il finisse par se libérer du monde financier : il a même évoqué la possibilité de changer le modèle de développement…
Allons-nous alors vers un changement économique ? E.M.: Notre système fondé sur la compétitivité et la rentabilité a souvent de graves conséquences sur les conditions de travail. La pratique massive du télétravail qu’entraîne le confinement peut contribuer à changer le fonctionnement des entreprises encore trop hiérarchiques ou autoritaires. La crise actuelle peut accélérer aussi le retour à la production locale et l’abandon de toute cette industrie du jetable, en redonnant du même coup du travail aux artisans et au commerce de proximité. Dans cette période où les syndicats sont très affaiblis, ce sont toutes ces actions collectives qui peuvent peser pour améliorer les conditions de travail.
Sommes-nous en train de vivre un changement politique, où les rapports entre l’individu et le collectif se transforment ? E.M. : L’intérêt individuel dominait tout, et voilà que les solidarités se réveillent. Regardez le monde hospitalier : ce secteur était dans un état de dissensions et de mécontentements profonds, mais, devant l’afflux de malades, il fait preuve d’une solidarité extraordinaire. Même confinée, la population l’a bien compris en applaudissant, le soir, tous ces gens qui se dévouent et travaillent pour elle. C’est incontestablement un moment de progrès, en tout cas au niveau national.
Malheureusement, on ne peut pas parler d’un réveil de la solidarité humaine ou planétaire. Pourtant nous étions déjà, êtres humains de tous les pays, confrontés aux mêmes problèmes face à la dégradation de l’environnement ou au cynisme économique. Alors qu’aujourd’hui, du Nigeria à Nouvelle-Zélande, nous nous retrouvons tous confinés, nous devrions prendre conscience que nos destins sont liés, que nous le voulions ou non. Ce serait le moment de rafraîchir notre humanisme, car tant que nous ne verrons pas l’humanité comme une communauté de destin, nous ne pourrons pas pousser les gouvernements à agir dans un sens novateur.
Je ne dis pas que la sagesse, c’est de rester toute sa vie dans sa chambre, mais ne serait-ce que sur notre mode de consommation ou d’alimentation, c’est peut-être le moment de se défaire de toute cette culture industrielle dont on connaît les vices,
Que peut nous apprendre le philosophe que vous êtes pour passer ces longues périodes de confinement ? E.M. : C’est vrai que pour beaucoup d’entre nous qui vivons une grande partie de notre vie hors de chez nous, ce brusque confinement peut représenter une gêne terrible. Je pense que ça peut être l’occasion de réfléchir, de se demander ce qui, dans notre vie, relève du frivole ou de l’inutile. Je ne dis pas que la sagesse, c’est de rester toute sa vie dans sa chambre, mais ne serait-ce que sur notre mode de consommation ou d’alimentation, c’est peut-être le moment de se défaire de toute cette culture industrielle dont on connaît les vices, le moment de s’en désintoxiquer. C’est aussi l’occasion de prendre durablement conscience de ces vérités humaines que nous connaissons tous, mais qui sont refoulées dans notre subconscient : que l’amour, l’amitié, la communion, la solidarité sont ce qui font la qualité de la vie.
Ce soir, je reviens à ce journal plein d’amertume et de rage impuissante. Ce qui m’arrive à présent, je mentirais si je prétendais que je ne l’avais pas vu venir. Au contraire, j’ai suivi de près l’évolution qui nous a, pas à pas, avec une logique effarante, amenés à ce point. Mais ce que je savais ne m’a servi à rien, car l’objet de ce savoir me semblait étranger à moi-même, à mon expérience subjective. Quelle erreur ! J’ouvre mon application Vitalis, sur mon smartphone, qui a été développée par la Sécurité sociale et la société américaine Pamantir, et je constate que mon profil est désormais marqué du sceau de l’infamie. Stick rouge. Cancer du foie. Le diagnostic ne m’a pas plus tôt été communiqué par le médecin qu’il était implémenté dans la machine infernale – afin, soi-disant, de mieux m’orienter dans ma nouvelle existence de malade. En fait, je sais très bien ce que cela signifie. Je ne pousserai pas le comique, désormais, jusqu’à demander un emprunt immobilier à ma banque. Mes cotisations d’assurance seront bientôt drastiquement relevées. Je n’ai jamais eu d’ambition politique, mais cela ne me déplaisait pas d’être éligible – au cas où la fantaisie me prendrait de briguer la mairie de mon village natal, je devrai la noyer dans un verre de bordeaux (je suis bourguignon).
Journaliste, j’avais pourtant pressenti, dans les années 2010, que le maillage se resserrait. Ces années ont vu disparaître, sans que personne ne s’en alarme, le secret de l’instruction judiciaire mais aussi le secret médical – il est très difficile de garder un secret, de quelque espèce, dans une société de contrôle. Mais les premières atteintes à la protection des données biomédicales étaient inoffensives, presque ludiques. C’était cette montre connectée enregistrant votre rythme cardiaque pendant l’effort que l’on vous avait offerte pour votre anniversaire ; cette application pour le running qui conservait l’historique de vos performances ; ce bracelet qui mesurait la qualité de votre sommeil. Des gadgets. Je savais aussi qu’un malade, quand il s’entend annoncer une maladie grave comme cela m’est arrivé aujourd’hui, se met aussitôt à taper sans arrêt, frénétiquement, “cancer du foie” sur les moteurs de recherche, en quête de témoignages de patients ou même d’un remède miracle, et que ce comportement en ligne est parfaitement tracé. Et puis, qui n’a pas commencé dans ces années-là à recevoir des analyses médicales par e-mail ?
Mais le pas décisif a été franchi lors de l’épidémie du Covid-19. Le gouvernement nous a proposé de télécharger une application qui, soi-disant, préservait l’anonymat de nos données. En fait, ils jouaient sur les mots, car la plupart des gens dans le grand public confondent l’anonymat et le pseudonymat. S’il n’existait pas de base de données nominative des malades – du moins à l’origine –, on s’est mis, sous couvert de mesure prophylactique, à tracer les déplacements de chacun, à retrouver qui a contaminé qui grâce aux pseudos, à obliger les testés positifs à utiliser l’application et à garder toujours sur eux leur smartphone avec le Bluetooth actif.
Quand l’épidémie a été à peu près jugulée, des voix se sont fait entendre pour prolonger cette belle expérience de monitoring social à des fins sanitaires ; il s’agissait de nudges, d’“incitations positives”, qu’ils disaient. La grippe ordinaire ne fait-elle pas plusieurs milliers de morts en France chaque année ? Et les vagues de gastro en hiver, pourquoi ne pas les enrayer grâce à la “tech” ? La Silicon Valley s’engageait contre Escherichia coli ! Les maladies sexuellement transmissibles ont bientôt été dans le collimateur, et c’est ainsi que fin 2023, si ma mémoire est bonne, Vitalis nous a été proposée comme une application révolutionnaire (mais obligatoire), remplaçant la carte vitale et permettant d’adopter un comportement adapté de non-nuisance à autrui quand on est valétudinaire. Je crois que les seuls à se réjouir de la nouvelle furent les joggeurs, ces insupportables ministres du culte de la santé à qui j’ai envie de faire des croche-pattes chaque fois que j’en croise un !
Bon, mais le cap décisif a été franchi il y a deux mois. Désormais, en cas de pathologie grave, ce n’est plus le patient qui choisit – ou non – de documenter son profil, mais le médecin-soignant qui a obligation de le faire. Le principe affiché est la bienveillance sanitaire – dans la réalité, cette politique a creusé un fossé infranchissable entre les bien portants et les malades. Et je viens de sombrer dans l’inframonde.
Curieusement, ce qui m’inquiète ce soir plus encore que la maladie, c’est la noirceur de mon avenir social. Une déclaration d’Edward Snowden, en pleine crise du Covid-19, me revient en mémoire, éblouissante de lucidité : “Peu importe comment le traçage social est utilisé contre l’épidémie, ce qui se construit aujourd’hui est l’architecture de l’oppression.” Comme j’enrage d’avoir pris cette phrase à la légère ! Un patient qui aurait aimé rester anonyme.
Alain Damasio est écrivain de science-fiction. Son dernier roman, Les Furtifs, a été publié en avril 2019 aux éditions La Volte.
Reporterre — Êtes-vous en colère avec ce qui se passe en ce moment?
Alain Damasio — Clairement, je suis en colère, mais pas contre la pandémie elle-même. Je perçois et vis ce virus comme complètement naturel. Je suis en colère contre la façon dont notre gouvernement gère cette crise d’une façon pathétiquement verticale, centralisée et ultrasécuritaire, en faisant assumer à la population son incompétence crasse. Sur les trois axes clés de la lutte, à savoir les tests, les masques et les lits, la Macronerie a totalement échoué, rendant obligatoire ce confinement qu’on subit.
Ce gouvernement nous martèle depuis deux ans : «Nous sommes l’innovation, nous sommes la réactivité, nous sommes la performance», et au moment crucial où il faudrait «performer», plus personne! Jugeons Macron et ses laquais sur leurs propres critères, c’est-à-dire en tant que managers supposés de «la start-up nation». Même se procurer des masques, négocier les achats, ils en ont été incapables. C’est une faillite complète. Et si l’on met ça en regard avec ces infirmières qu’on a matraquées et gazées à bout portant un mois avant le déclenchement de la pandémie, avec les grèves et démissions des médecins qui ont été traités avec un mépris absolu avant d’être érigés en héros, oui, ça fout la rage! Mais cette rage, il faut l’apprivoiser et en faire quelque chose. La transformer en rage du sage.
Mais quand le président de la République parle, 36 millions de personnes l’écoutent. Les contrôles de police sont acceptés. Il n’y a pas de contestation du confinement. Comment mettez-vous en regard cette faillite du néolibéralisme et le fait que sa gestion est acceptée par la population?
On vit en démocrature, il faut quand même le réaliser! Aucune des décisions prises sur cette pandémie n’a respecté la moindre ébauche de débat démocratique. On subit les choix d’un Prince aux yeux crevés. Le seul levier qu’ils actionnent est la peur : sa gestion triviale, son emprise évidente, son aérodynamisme pour pénétrer les corps et les têtes d’une population choquée. Au lieu de faire de la médecine — c’est-à-dire de tester, d’isoler et de traiter — les macronards ont fait dans le moyenâgeux, la petite terreur quotidienne et le flicage. Ils ont maximisé l’angoisse des citoyens. La «grande»presse, tenue par les milliardaires amis de Macron, joue bien ce jeu. Chaque jour, elle assène en page d’accueil le total des morts. On nous dit 20.000 morts, le lendemain 21.000 morts, et après 22.000! Sans jamais relativiser ce que signifie ce chiffre. Quel média rappelle qu’en France, il y a 660.000 morts par an et qu’avec le Covid, on va simplement avoir une surmortalité de 5% à 10% en 2020?
En réalité, ce qui importe serait de comprendre ce que ces morts signifient pour un pays de 67 millions de personnes. En valorisant spécieusement le total cumulé des morts, on construit un storytelling de l’anxiété, voire de la panique : «Oh la la, tu te rends compte, 20.000 morts!», comme s’ils avaient péri sous une bombe en une nuit! Si tu ancres jour après jour ce récit d’une catastrophe croissante, tu inclines les citoyens à chercher fébrilement un pôle de réassurance, qui ne peut alors être que le gouvernement, sorte de père/mère de la Nation.
On le sait : quelle que soit la crise — terrorisme, pandémie, guerre —, n’importe quel président en place gagne 15 à 20 points de popularité juste parce que la figure d’une autorité rassure. Ça joue aussi pour Macron, même si cette IA [intelligence artificielle]mal programmée est inapte à témoigner la moindre compassion, que ce type est un sociopathe absolu et qu’on mesure à quel point, dans ce moment tragique, il n’y a pas une once de spiritualité ou de grandeur dans sa vision du monde.
Les morts du coronavirus sont relativement peu nombreux, si on met en rapport le chiffre avec le nombre habituel de morts…
Oui, il faut rester conscient des ordres de grandeur. Il y a eu par exemple une grippe restée célèbre entre 1968 et 1970, avec 31.000 morts en France, qui n’ont engendré quasiment aucune réaction dans le corps social à l’époque. Le chômage est considéré comme causant, par mortalité indirecte, à peu près 15.000 morts par an. La grippe saisonnière il y a deux ans a fait 13.000 morts. Donc, il y a de nombreuses causes de mortalité aussi puissantes et statistiquement fortes. Et qui ne débouchent pas sur cette gestion militaire… À partir du moment où un État, la Chine, a commencé à médiatiser le coronavirus, la comparaison publique mondiale a fait qu’il n’était plus possible pour un État de jouer l’immunité de groupe quand d’autres confinaient a maxima. La visibilité médiatique des morts ne laisse plus le choix et c’est sans doute tant mieux pour les vies sauvées. Ensuite, la biopolitique a fait le reste : un État néolibéral est voué à préserver et développer ses populations, qui sont sa force productive. Il doit «gérer la vie»,comme l’a montré Foucault, même si ça doit tuer sa vache sacrée qu’est l’économie.
Vous évoquez l’exploitation de la peur et les exigences d’une biopolitique pour expliquer le traitement confiné de cette pandémie, soit. Mais quand on voit que quatre milliards d’humains sont confinés, n’y a-t-il pas autre chose qui se joue?
Bien sûr, quelque chose de plus profond se joue. Ce qui me semble passionnant est que de nombreux malades du Covid-19 ne meurent en réalité pas de la prolifération du virus, mais d’une hypertrophie de la réaction immunitaire. Cet emballement des défenses immunitaires, on la retrouve par analogie dans l’hystérie de notre réaction politique et sociale, qui trahit selon moi un refoulé majeur de nos civilisations actuelles : on ne supporte plus ni la maladie ni la mort. On se rêve dans l’immunité absolue. Ça pourrait être une bonne nouvelle, la preuve d’un amour pour la vie. Et ça l’est sans doute pour ceux qui soignent. Moi, j’y lis plutôt en creux une perte de vitalité latente dans nos sociétés. J’ai cette intuition qu’on a moins peur de mourir, voire plus peur du tout, lorsqu’on a bien vécu. Plus on a le sentiment d’avoir fait quelque chose de sa vie, d’avoir éprouvé et habité chaque instant «comme si c’était le premier, comme si c’était le dernier», pour reprendre Épicure, mieux on peut accueillir la mort.
Après, un gouvernement, même aussi sourd que le nôtre, prend ses décisions par rapport à une sensibilité publique qui peut recevoir ou non ce qu’il propose. Le confinement est si bien accepté parce qu’il reconduit cette illusion de la bulle immunitaire. Et il la reconduit pour chaque individu, foyer par foyer, en la vitrifiant dans le numérique, qui est le dispositif idéal de la «distanciation» sociale.
«Pourquoi l’État surréagit-il face au terrorisme, se demandait Foucault (PHOTO), alors que le terrorisme fait en réalité extrêmement peu de morts? Il a répondu que l’État se doit d’apparaître comme le garant de notre sécurité existentielle. C’est ce pacte de sécurité qui fait qu’on en accepte les disciplines et le contrôle.»
Bref, notre confrontation anthropologique à la mort a profondément muté sans qu’on en soit vraiment conscient. On le découvre à travers cette pandémie rare.
Pour prendre un exemple : j’ai été sidéré que l’interdiction faite aux proches d’aller soutenir leurs parents alors qu’ils sont en train d’agoniser, de «partir», ait été acceptée si facilement. À titre personnel, ça me paraît inadmissible et scandaleux. Mon père ou ma mère serait en train de crever, j’entrerais de nuit dans l’Ehpad, je sauterais les grilles avec mon frère, j’escaladerais la façade, je ferais n’importe quoi mais je ne les laisserais jamais mourir seul sous respirateur… L’accompagnement des vivants auprès des morts fait partie du lien le plus fondamental. On se rend compte que le refoulement de la mort est devenu tellement puissant, sa conjuration tellement ancrée dans nos sociétés que, quand la mort ressurgit, qu’on nous la met devant les yeux, on la fuit. On n’accepte au fond de l’affronter que sous forme de chiffres et de courbes. Je suis d’ailleurs fasciné par un détail bizarre : à quel point la courbe exponentielle des décès incarne finalement la courbe parfaite d’une économie florissante. Je ne sais pas ce qu’il faut en tirer, mais c’est la courbe de croissance dont rêverait tout entrepreneur pour son business…
Refoule-t-on la mort parce qu’on est coupé de la vie?
C’est ma conviction et la source de mon combat depuis trente ans : cette sensation que notre Occident est en voie de dévitalisation avancée. La plupart de nos relations au vivant ont été coupées. En nous et hors de nous. On a tranché nos liens avec la vie, avec les animaux, les maquis, les forêts, et même avec le cœur physique de notre vitalité. Cette sensibilité du corps au monde, cette chair vibrante désormais épaissie comme un mauvais cuir par nos technococons. On accède au monde par une chrysalide de fibres optiques. Et on confond la vibration de ses fils avec les vibrations du dehors.
J’ai des amis qui ne sortent plus depuis un mois. Pas une fois! De quoi ont-ils peur exactement? De mourir? De souffrir? De la maladie? De contaminer les autres? Est-ce qu’ils savent que vivre est une maladie mortelle? Que le risque est consubstantiel à la fragilité magnifique du vivant? C’est le fond ontologique du problème. Tout ce qui conjure le rapport à la mort est vécu comme désirable. On peut applaudir des lois incroyablement liberticides si elles prétendent sécuriser notre rapport à la mort. Un copain m’a même dit : «On sera bien content d’êtres libres, tiens, quand on sera mort!» Pour lui, ça absout les pires lois d’avance. Pour moi, il ne voit pas qu’on est déjà mort si l’on raisonne comme ça. Mort-vivant, oui. Zombie quoi!
Dans cette logique, le seul critère de bon gouvernement serait que le gouvernement assure la vie biologique de ses sujets ou de ses citoyens?
Je reviens à l’analyse si forte de Foucault sur le terrorisme, dans un texte de 1977 : pourquoi l’État surréagit-il face au terrorisme, se demandait-il, alors que le terrorisme fait en réalité extrêmement peu de morts? Foucault répond que l’État se doit d’apparaître comme le garant de notre sécurité existentielle. C’est ce pacte de sécurité qui fait qu’on en accepte les disciplines et le contrôle. Il doit nous garantir que rien ne viendra déchirer la trame ordinaire de nos existences protégées.
Quand cette déchirure survient, par un attentat ou une pandémie comme ici, l’État doit apparaître comme une sorte de Big Mother de la sollicitude. Il doit se soucier de nous et nous préserver de tout risque au maximum, afin qu’on puisse poursuivre nos existences hygiénistes et calfeutrées, où la mort est toujours repoussée, toujours cachée, toujours enfouie. Et tout ça finit avec des amis dont la mère a été mise dans un sac plastique dans une chambre froide à Rungis, sans qu’ils puissent jamais lui dire au revoir.
Si, en fait, c’est nous qui acceptons cette coupure avec le vivant, est-ce que le gouvernement ne répond-il pas à un désir profond de la société?
Je n’ai jamais cru que le pouvoir tombe du ciel et nous soit purement imposé. Il a nécessairement une dimension «émergente» issue des peuples, qui lui donne son assise et son efficacité. On a toujours les pouvoirs qu’on mérite, qu’on espère secrètement ou qu’on consent à subir — et aussi une faculté prodigieuse à la servitude volontaire. Oui, «les masses peuvent désirer le fascisme», comme le rappelaient Deleuze et Guattari. En 2020, nos sociétés européennes sont globalement sorties du régime disciplinaire, même si on a avec Macron un retour de la verticalité, un retour bien dégueu du répressif — c’est le côté has been de Macron, qui n’est absolument pas moderne. La gestion d’un Hollande était beaucoup plus moderne dans le sens où il était dans le registre du contrôle et de la réponse souple à une demande latente de la population. Mais, quoi qu’il en soit, ces politiques sécuritaires ne pourraient pas être mises en place si elles ne répondaient pas à une demande sociale extrêmement forte de contrôle, de réassurance et de «sérénité». S’il y a une responsabilité dans cette crispation sécuritaire, elle est pleinement collective.
Comment sortir de là, alors?
Je suis tenté de faire un parallèle avec le numérique : tu peux incriminer les Gafa [Google, Apple, Facebook, Amazon], mais personne ne t’oblige à t’inscrire sur un réseau social aussi fliqué que Facebook, à utiliser Google (la machine de guerre du traçage) comme moteur de recherche, à laisser tes courriels être lus par des collexiqueurs. Nous sommes parfaitement libres d’utiliser ou non ces outils hautement tracés. Ces entreprises vont tout faire pour nous pousser à la dépendance, bien sûr. C’est leur cœur de business : designer la dépendance, revendre les traces. Mais il y a toujours moyen de refuser, d’y échapper, d’utiliser Framasoft, des moteurs et des logiciels libres. De ne pas avoir de smartphone. Ce combat est d’abord à mener entre soi et soi, pour savoir jusqu’à quel point — au nom de la sécurité, du confort et de la paresse — on est prêt à cesser d’être une femme ou un homme libre.
Comment changer le psychisme collectif?
Il y a un mot de Péguy que j’adore, qui serait comme un virus pour faire muter nos psychismes : «Ne pas vouloir être tranquille d’avance.» Ça pourrait être une base éthique.
Il y a aussi les sources d’information et de réflexion : le travail fantastique qu’assure la presse indépendante comme Reporterre, Mediapart, Socialter, Ballast, Terrestres… mais aussi pleins de petits sites, de petits blogs rigoureux et profonds… À travers leurs entretiens et leurs articles, ils vont en appeler à la pensée et nous aider à déconstruire nos aliénations. Prendre du recul sur la peur, par exemple…
Sauf que cette approche rationnelle est vite asséchante si on ne l’articule pas à des imaginaires «empuissantant». J’entends : des idées, des sensations, des perceptions qui nous arrachent à nos habitudes, redonnent une puissance à nos désirs mutilés; des univers qui activent l’envie de vivre autrement en prenant ce monde-ci à bras-le-corps.
Cet imaginaire n’est jamais mieux porté à mon sens que par les récits. Parce qu’un récit a cette faculté de mettre en scène des personnages auxquels on s’identifie et qui deviennent des vecteurs affectifs qui nous engagent : à partir du moment où l’on s’identifie à un personnage, on va ressentir ce que le personnage éprouve. Et si ce personnage est une révoltée, qui se bat, une héroïne qui construit une vie alternative, libre et collective, et que l’on met ça en scène dans une histoire riche, où l’empathie et la générosité l’emportent sur le survivalisme perso, qui n’aurait envie de s’en inspirer? Un film, une série ou un livre font traverser un vécu. Ce que tu vis avec les personnages va rester en toi au même titre que ce que tu as vécu avec tes amis ou ta famille. Ça crée une familiarité avec certaines situations hors norme : la catastrophe, la guerre, une révolution. Quand surviennent ces événements inattendus, ton comportement va s’appuyer sur tout ce qu’a nourri cette mémoire. Yves Citton, qui a beaucoup travaillé sur la notion d’imaginaire, dit : «Le récit préscénarise les comportements.»
«On retiendra aussi la réduction de la pollution en ville, un silence nouveau, la disponibilité que beaucoup ont retrouvé en confinement, en levant le pied malgré eux, les espèces qui reviennent occuper leurs biotopes…»
Quel imaginaire joue quand, face à l’inattendu, la société s’enferme?
C’est l’imaginaire de la peste, de la collapsologie, des explosions nucléaires, du «post-apo»! C’est ma came quoi! [rires] D’autres solutions étaient possibles mais on s’est rabattu sur une gestion moyenâgeuse qui rassure car elle est ancrée dans nos mémoires collectives. Il «aurait fallu» tester avant, remonter à la source de la diffusion, repérer et isoler les foyers d’infection, etc.
Je vois pourtant un côté positif dans la plasticité de notre réaction collective. Nous nous sommes adaptés très vite à la nouvelle configuration sociale. On sait très bien que le gouvernement a fait de la merde, qu’aujourd’hui on n’a plus le choix et qu’on est obligé de se confiner. Alors les gens jouent le jeu et mettent en place des solidarités multiples. Ça, c’est très beau. Cette plasticité, je la trouve admirable quand elle repense le partage.
En même temps, la pandémie montre qu’on peut aussi tolérer des restrictions monstrueuses de nos libertés extrêmement vite. L’empreinte du confinement préforme un renoncement. Parce qu’on y expérimente une liberté très restreinte, qu’on s’y sera plié par nécessité, puis par habitude. L’expérience qu’elle tatoue en nous m’inquiète : la «distanciation» sociale, se tenir loin des gens, ne plus se faire la bise, barrer son visage par un masque comme on placerait un bâillon sur sa bouche, se méfier des autres «par principe», «au cas où». Et faire la queue pour manger, écouter religieusement le Président nous parler tous les quatre jours, n’avoir accès au monde qu’à travers les écrans, tenir son corps immobile et voir son esprit happé par l’économie de l’attention… Plein de perversions se mettent en place dont j’ai peur qu’elles suscitent, sur le linge de nos peaux, des mauvais plis qui ne partiront pas. Ou mal.
Comment résister? Comment faire dévier le cours disciplinaire de la biopolitique mondialisée? Parce que l’un des aspects essentiels de ce qui nous arrive est que cela se déroule à l’échelle mondiale.
Un ordre légal n’est pas forcément légitime. C’est la clé de la désobéissance civile, qui vaut en crise sanitaire comme sous attentat terroriste. On n’a pas à obéir à l’aberrant, voilà, c’est tout. L’État pratique une infantilisation extraordinaire qu’on doit absolument refuser.
En Allemagne, on prend les citoyens pour ce qu’ils sont : des adultes. La confiance qu’on leur fait suscite une solidarité sociale des comportements, pas des soubresauts de moutons rétifs. Ensuite, il faut résister à la peur. Et pour ça, ceux qui ont une parole publique — médias, politiques, artistes, penseurs — ont la responsabilité de travailler sur ces imaginaires de la trouille et de les inverser. Ce beau mot d’encourager : redonner courage.
Dans les idées sur l’après, il y a celle, prometteuse, de refonder un CNR, Conseil national de la Résistance, sur de nouvelles bases.
Pour le déconfinement, je rêve d’une chose simple : un vrai carnaval des fous, comme au Moyen-Âge, qui renverse nos rois de pacotille. Un carnaval immense, dès le 12 mai. Avec des masques fabriqués, artisanaux, inventifs, et ce mot de désordre : «Stop! On ne reprend pas les choses comme avant! On ne reprend pas ce monde tel qu’il est. Gardez-le, ce monde du burn-out, de l’exploitation de tous par tous, du pillage généralisé du vivant! Halte-là! On ne reprend aucun de vos produits : ils sont périmés!»
On continue la grève générale?
Oui, parce que concrètement, on est très proche des effets d’une grève générale. Le confinement a réussi ce qu’aucune lutte écologique, aucune lutte sociale n’avait fait depuis cinquante ans. Le virus a stoppé l’économie pendant trois mois. Et il n’y a aucune raison de redémarrer comme avant. On a trop appris. On voit trop ce que ça apporte, de stopper cette course en avant, cette frénésie d’activités, la consommation mécanique, ce que ça ouvre en possibilités, en disponibilités.
Que pourrait-il sortir de bon du moment incroyable qu’on est en train de vivre?
Un vrai resserrement des liens parce qu’on prend des nouvelles de plein de gens, et plein de gens prennent des nouvelles de nous. Dans l’état de vulnérabilité où nous nous trouvons se recrée beaucoup d’empathie, de solidarité, d’attention à l’autre. On l’avait largement perdu. Cette attention à l’autre, elle va rester, elle fera empreinte au même titre que la privation de libertés.
Autre chose positive : l’évidence que certains métiers méprisés s’avèrent en fait les plus précieux : les soignants, mais aussi les profs, les postiers, les manutentionnaires, les éboueurs, les caissières… On se rend compte que ce sont eux qui assurent l’économie de première nécessité, pas nos cadres sup’, qui sont essentiellement des parasites, en réalité. Ça nous a sauté aux yeux et ça ne disparaîtra pas aussi vite. Les premiers de corvée sont plus utiles que les premiers de cordée!
On retiendra aussi la réduction de la pollution en ville, un silence nouveau, la disponibilité que beaucoup ont retrouvé en confinement, en levant le pied malgré eux, les espèces qui reviennent occuper leurs biotopes… Une anecdote à ce titre : je suis parti m’aérer, il y a quelques jours, et j’ai vu cinq dauphins nager à deux cents mètres du rivage! Cela ne m’était jamais arrivé en douze ans de balade dans les Calanques. Des naturalistes ont repéré des rorquals de dix-sept mètres de long! En deux mois, on obtient déjà des choses hallucinantes au niveau écologique.
On peut imaginer la ville sans voiture…
Oui, plein de choses qu’on n’espérait plus. Nous sommes un peu les cobayes d’un laboratoire d’anthropologie de science-fiction. On y expérimente de nouvelles réalités en temps réel et au jour le jour! Et dans ce laboratoire, les expériences qu’on subit révèlent aussi des sensations perdues et des chocs nouveaux. Ces sensations resteront. Pour tous les gens qui sont en activité réduite par exemple, tout d’un coup, il y a cette chute du productivisme imposé, de l’injonction à faire toujours plus avec toujours moins. Si bien que l’on se dit : «Ce mode de vie où je travaille moins en ayant beaucoup plus de disponibilités sensibles, n’est-ce pas le bon équilibre à trouver?»
Il va y avoir quand même des millions de gens en galère!
Bien sûr. Et je ne dis pas que tout le monde va se révolter et descendre dans la rue. Ce serait trop beau. Mais une succession de chocs intérieurs, de ras-le-bol, de prises de conscience, de déclics, peut faire que progressivement nos modes de vie vont se métamorphoser. La pandémie ne va pas produire d’un seul coup un changement immédiat et visible. Mais elle va inscrire énormément de choses dans les corps, dans nos mémoires, et cela nous rendra disponibles pour de vrais basculements intimes et collectifs.
Regardez les Gilets jaunes, dont certains ont dit : «Finalement, ça n’a servi à rien… tu vois, ils ont disparu.» Ben non! Le mouvement a politisé beaucoup de travailleurs déclassés qui ne s’étaient jamais engagés auparavant, qui n’avaient jamais fait de manifs, qui ne s’étaient jamais réunis pour agir ensemble. Ça a créé aujourd’hui un terreau précieux pour que pousse ce nouveau monde qu’on sent frémir. On ne va pas voir des arbres politiques monter très haut en une seule nuit ni des buissons jaunes peupler tous nos espaces sociaux, mais l’herbe drue pousse déjà dans les fissures et c’est cette herbe qui dit notre avenir : une force horizontale, interstitielle, capable de fendre les plaques de béton grâce à la pression osmotique des tiges, une force capable de se répandre dans tous les milieux et d’y préparer l’émergence de nos maquis.
Je pense qu’un tiers de la population environ est déjà sensible à ces modes de vie et prête à basculer. La décroissance devient un horizon moins théorique, moins aberrant pour les petits capitalistes que nous sommes malgré nous!
«La guerre des mots est importante, ce sont des graines, elle ensemence nos imaginaires. Tâchons de privilégier les métaphores du vivant : le nid, la poussée, la croissance d’un enfant ou d’une plante, le tissage des hyphes d’un mycélium (PHOTO), l’éclatement en ombelle d’un collectif…»
Vous revendiquez-vous de la décroissance?
Oui, complètement. Mais ça reste un mauvais mot, trop castrateur. Je préfère hacker le terme de croissance en parlant d’une croissance de nos disponibilités, de nos lenteurs, de nos liens. Je trouve dévitalisant de toujours se positionner en négatif. Prôner une pensée «décoloniale» ou «démondialisée»? Je préfère porter le flambeau du «tout-monde», cette superbe expression d’Édouard Glissant, que reprend aussi Chamoiseau. La guerre des mots est importante, ce sont des graines, elle ensemence nos imaginaires. Tâchons de privilégier les métaphores du vivant : le nid, la poussée, la croissance d’un enfant ou d’une plante, le tissage des hyphes d’un mycélium, l’éclatement en ombelle d’un collectif… Pour moi, dès qu’on place «anti-», «contre-», «dé-» devant un mot de l’ennemi, on fait mal le travail.
Et le mot «capitalisme», est-il utile de l’employer ou est-il mauvais?
C’est un mot très juste. L’accumulation du capital y est contenue. Et cette accumulation morbide décide de tout. Libéralisme a une souche étymologique encore trop positive.
Le capitalisme numérique profite bien de la situation, les Amazon, Google, Apple. Comment les contrer?
En ce moment, on n’éprouve nos relations qu’à travers le numérique : on va mesurer ce que ça implique vraiment de boire un coup au café, se faire un petit restau ensemble ou une bouffe à la maison, retrouver cette chair, ce magnétisme des corps, cette vibration de l’échange incarné. Les gens prennent conscience qu’aucune appli vidéo ne remplace le face à face.
Les Gafa périront d’elles-mêmes quand on aura compris qu’internet doit devenir un service public. Du commun au même titre que l’air et l’eau. Un commun mondial. On doit travailler à ça autant qu’à une économie solidaire.
Vous espérez que cette crise paradoxale nous ouvre d’autres mondes?
J’aimerais que ça nous fasse basculer vers ce que j’appelle des Zag : des zones autogouvernées. Des Zag à créer dans de multiples lieux et territoires, partout où le foncier est accessible, des zones qu’on peut acquérir au besoin, et sur lesquelles on va expérimenter d’autres formes de vies ensemble. Ça existe déjà sous forme de Zad, de communautés, de tiers-lieux, de fermes collectives, de friches autogérées, d’écoquartiers ruraux… J’espère que ces îlots vont se déployer un peu partout en France et ailleurs et qu’un archipel de combat va sortir de terre.
Je ne crois pas au retournement complet et global du capitalisme. Le capitalisme est trop inséré en nous, il exploite trop bien nos désirs, on est trop construit à travers lui pour pouvoir le renverser d’un coup. Il faut qu’on passe par des expériences de vie autre : habiter, manger, travailler, échanger autrement comme sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Éprouver au quotidien ce qu’est une économie du gratuit. Ce que c’est de s’endormir au chant des grenouilles et de se lever avec celui des moineaux. Il faut qu’on expérimente et que ça descende dans nos corps. Je crois aux imaginaires, mais rien ne remplace l’expérience réelle dans un cadre où l’on coupe son bois pour faire la charpente d’un hangar commun. Le grand enseignement de la Zad, c’est qu’on a besoin d’un territoire, d’un terrain où les gens puissent s’installer de façon relativement durable. Alors, on peut faire changer les choses. Sédimenter des pratiques autonomes.
Des Zag d’où l’on sorte du système capitaliste, ne serait-ce que par une petite porte. Montrer que c’est possible. Où les gens passent et disent : «Ah! je me sens bien ici, et c’est fort. J’aimerais trop vivre comme ça.» C’est le désir qui change le monde, plus que les idées, aussi belles soient-elles.
Ne plus passer par une utopie abstraite?
Surtout pas! On nage aujourd’hui dans un océan de fric liquide, et voilà que des îlots émergent! Des myriades d’initiatives qu’on voit à peine, dont très peu de médias parlent ou si vite! Soyons-y attentifs au lieu de nous lamenter! On peut accoster sur les rochers, débarquer sur ces plages, contribuer à façonner l’île. Ces îles font déjà archipel, modestement, quelque chose se met en place. Mais l’archipel doit rester pluriel — pluriversel. Il ne faut pas essayer d’imposer un modèle unique, tous les modèles virent à la catastrophe, toutes les convergences dérapent en chefferies. Acceptons d’emblée cette pluralité, que ces îlots soient «polytiques», fonctionnent selon des règles et des envies différentes. Mais par contre, travailler intensément sur les liens entre ces îlots, l’entraide constante, la fertilisation croisée et les alliances, se dire qu’on a des façons différentes de construire nos mondes, mais une masse énorme de choses en commun : «Toi tu es anar, toi tu es communiste, toi tu es écolo, toi tu es terrestre, OK. Mais à 90%, on partage la même conception de ce que devrait être une société bonne et à 99%, on a le même ennemi : ce technocapitalisme qui nous tue.» J’aime l’idée qu’on puisse aller vers des sociétés conviviales, au sens d’Illich [1] Qu’on reprenne la main sur nos vies, nos espaces et nos outils.
Bonjour, Depuis un moment, le mot “confinement” m’agace franchement. Rien que de très normal, me direz-vous : rabâchées jusqu’à l’écœurement dans les médias, ses quatre syllabes nous encerclent désormais d’un mur imperceptible qui s’ajoute aux maçonneries palpables du chez-soi. Mais il y a plus : ce mot, “confinement”, projette son ombre contagieuse sur un autre, que j’aime tout particulièrement, et dont il est, en quelque sorte, le rejeton ingrat : “confins”. Les dictionnaires, en effet, sont formels : “confinement”, dans le sens d’enfermement, est une invention relativement récente, remontant au XVIIe siècle, qui substitue l’image de la réclusion dans la réalité prosaïque aux rêveries poétiques des confins dont le langage parle depuis longtemps. Peut-on imaginer un parricide plus abouti ?Un autre mot, aux allures de Janus bifrons, porte la marque de cette ambiguïté et s’intercale, étymologiquement, entre les deux : “confiner”. Dans son emploi transitif – lorsqu’il s’agit de confiner quelqu’un –, le verbe évoque l’enfermement, dont il veut accabler son complément d’objet direct.Cependant, lorsqu’il s’agit de confiner à quelque chose, lorsque “confiner” emprunte les chemins de traverse indirects de la préposition, tout l’onirisme des marges se réveille.“Confins”, cum finis, désigne, littéralement, l’espace où un monde finit et un autre commence – ou, plus précisément, la dimension où l’un et son au-delà, ensemble, s’achèvent, se rejoignent, s’effleurent. S’agit-il pour autant, d’une frontière ? Rien n’est moins certain, car, de part et d’autre de la frontière, le même et son autre se font face, s’observent, se reconnaissent, se dévisagent, et, peut-être, s’inquiètent. Un peu comme chacun d’entre nous, désormais recroquevillés dans un espace clairement délimité et mitoyen de celui d’autrui. Au contraire, Jacques Derrida souligne que “‘confins’ (idiome français) s’écrit […] au pluriel”,car les confins sont “flous” ; ils “définissent et indéfinissent”. Aux confins des terres, comme le décrit à merveille Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes, l’autre semble s’être retiré dans son mystère. Il n’est pas là mais subsiste par son absence. Le temps des confins ne peut, alors, être que l’attente d’un surgissement inattendu venu de l’autre côté. Et son image par excellence, celle de la province côtière, séparée de son au-delà par l’étendue de la mer sur laquelle aucune frontière ne peut être tracée. Plutôt que la ligne bidimensionnelle, l’interstice indéterminé où l’un et l’autre mêlent leurs absences.Les confins évoquent ainsi, inévitablement, le mystère de ce qui se trame par delà la sphère du monde familier. Le mystère de l’autre, de ce qui est vraiment autre, en quelque sorte – non pas cet autre qui, de l’autre côté de la cloison, tousse, chante ou rit, car confinés ou pas, nous sommes dans le même bateau et projetons notre existence au sein d’un même horizon. L’horizon est toujours tributaire d’un regard ; les confins, au contraire, installés à la limite de l’horizon, nous enveloppent même lorsque nous n’y prêtons pas attention. Ils “sont aussi dans notre dos”, écrit Derrida dans son style énigmatique.Peut-être est-il essentiel de ne jamais nous y rendre – ou bien en de rares occasions – pour préserver leur onirisme. De la province des Syrtes, “perdue aux confins du sud”, Julien Gracq dit d’ailleurs que “des routes rares et mal entretenues la relient à la capitale, au travers d’une région à demi désertique”.À la limite du monde, les confins semblent abandonnés à eux-mêmes. Nul ne s’en soucie vraiment.Que le secret de leur au-delà puisse nourrir la crainte et le repli dont le mot “confinement” porte en quelque sorte la trace, c’est certain. Mais les confins disent aussi la soif de l’ailleurs dont la rêverie fait son étoffe et la pensée son souci. Or, de ce vertige des confins, nous pouvons sans doute faire l’épreuve sans déroger aux règles du confinement. Qui sait ce que nous pourrions y découvrir ?
Nous sommes orthophonistes et depuis le début de la crise sanitaire, nous avons majoritairement :
fermé nos cabinets pour limiter les risques de contamination et de propagation du virus ;
cessé les soins à domicile faute d’équipements nécessaires à la protection de nos patients ;
mis spontanément à disposition des médecins et infirmiers en première ligne les moyens de protection dont nous disposions (gants, masques, notamment), dans l’attente de recevoir une dotation en propre, que nous pensions voir venir rapidement.
Jour après jour, nous prenons connaissance des recommandations concernant les soins aux patients touchés ou non par le COVID-19 et les dotations accordées aux professionnels de santé pendant la crise sanitaire.
Mais à l’évidence, les orthophonistes libéraux et leurs patients sont les grands oubliés des mesures prises (1, 2, 3).
Aujourd’hui nous voulons exprimer notre colère et notre sidération.
Certains documents élaborés par les autorités sanitaires et groupes experts sont révoltants pour notre profession. Pour illustration, les recommandations pour la Prise en charge des personnes âgées à domicile hors EHPAD dans le cadre de la gestion de l’épidémie du Covid-19 (4) évince les orthophonistes alors même qu’il s’agit de patients et de pathologies relevant précisément, voire exclusivement, de leur champ de compétences (5).
En omettant les professionnels de santé investis au long cours auprès d’eux, ces recommandations seront sans doute lourdes de conséquences pour une population déjà fragile avant la crise.
Malheureusement, ces constatations ne se limitent pas aux soins des personnes âgées à domicile. Elles concernent aussi la prise en charge de tous les patients pour lesquels les soins orthophoniques sont essentiels, voire vitaux.
(…)
Les orthophonistes sont, pour ces patients et leurs familles, mais aussi pour le service rendu à la société dans son ensemble, des professionnels de santé essentiels et à part entière.
Mais ils restent, à ce jour, désespérément absents de la liste des professionnels pour lesquels il existe des directives.
Les orthophonistes de ville se tiennent aux côtés des hospitaliers, et doivent être enfin reconnus comme des recours indispensables.
Nous attendons des autorités sanitaires qu’elles formulent des recommandations claires pour notre profession et qu’elles prennent en compte les conséquences sur les patients de l’absence prolongée de soins adaptés.
Les patients ont besoin, en urgence, que les orthophonistes soient intégrés aux stratégies élaborées pour les soins de ville, et qu’ils reçoivent enfin des dotations en matériel de protection indispensable à leur exercice.
Nous sommes prêts à prendre notre part, nous demandons les moyens de le faire.
Cette capture d’écran de la maison d’édition LLL Les Liens qui Libèrent illustre à elle seule une façon de penser la société et un l’impérieux besoin d’écrire qu’il exprime parfaitement dans ce Murmure, entre compulsion, sublimation et nécessité politique. Cette pensée est éminemment engagée, inscrite dans un humanisme premier et soucieux de la parole de l’autre mais abîmé par le libéralisme et la technologie. Roland Gori décrit les effondrements du monde, fustige le terrorisme des machines et des algorithmes, recense les risques d’une technologie fétichisée comme ceux de la religion du marché, admet la difficulté des révolutions symboliques (la psychanalyse en est un exemple) à transformer la société, milite pour les libertés publiques d’individus désespérés et tentés les populismes. De l’actuel Président de la république il fait un personnage héroïque d’une post modernité basée sur la performance et l’efficacité. Il est à l’origine, en 2008, de L’Appel des Appels : “Nous, professionnels du soin, du travail social, de la justice, de l’éducation, de la recherche, de l’information, de la culture et de tous les secteurs dédiés au bien public, avons décidé de nous constituer en collectif national pour résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social. Réunis sous le nom d’Appel des appels, nous affirmons la nécessité de nous réapproprier une liberté de parole et de pensée bafouée par une société du mépris.” 12 ans plus tard, une virose mortelle redonne à ces quelques lignes leur évidence initiale.
L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique des imposteurs. L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social, maître de l’opinion, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes et des formes. L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre...La fabrique des imposteurs. LLL.
Roland Gori “se bat” paradoxalement pour que l’individu reste ingouvernable! L’essayiste engagé qu’il est décortique l’absurdité des comportements humains, la vanité des jeux politiques, les manipulations de populations aspirées plus ou moins consciemment dans l’idéologie libérale, le rôle des médias engagés pour certains dans une relation naturelle, trouble, voire consanguine avec le pouvoir.