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par Yves Charles Zarka
Il semble que, malgré les nombreuses mises en garde de ces dernières années venant de différents côtés, l’installation de dispositifs d’évaluation s’opère actuellement dans tous les secteurs de la société et les institutions : l’hôpital et le système de santé, les institutions d’éducation et de formation en général, les universités et la recherche en particulier, le monde de la culture et de l’art aussi, l’organisation de la justice sur le pont central du rapport entre les délits et les peines, l’ensemble des politiques publiques, enfin. Mais pourquoi s’en émouvoir ? L’évaluation n’est-elle pas le moyen de découvrir les éventuels défauts d’un système, d’une institution ou d’une pratique ? Ne permet-elle pas, par là même, d’y remédier ? Le souci de l’efficacité et celui de l’usage approprié des deniers publics ne sont-ils pas louables ? L’évaluation n’est-elle pas du devoir de tout gouvernement responsable quelle que soit sa tendance politique ? Allons plus loin : contester l’évaluation, n’est-ce pas cautionner l’état actuel des choses et s’ôter toute possibilité de critique et donc de changement ? En ce sens, l’évaluation n’est-elle pas le moyen de s’adapter aux changements rapides du monde contemporain ? Refuser l’évaluation, n’est-ce pas finalement la marque une démarche conservatrice ?
Ces questions nous mettent au cœur des dispositifs d’évaluation ; on pourrait même parler du dispositif d’évaluation au singulier, puisqu’il s’agit de soumettre en quelque sorte la société tout entière à des procédures ayant le même but, bien qu’assurées par des instances différentes. Le cœur du dispositif est une réalité à double face : une idéologie et un système.
L’idéologie, c’est, bien entendu, l’appareil de justification du système. Les questions posées ci-dessus expriment assez bien les différents aspects de cette idéologie. Retenons les principaux termes : efficacité, économie, adaptation, innovation. Ces termes sont évidemment coordonnés : l’efficacité est l’atteinte d’un objectif de manière plus directe et rapide, ou la production du maximum d’effets par un minimum de moyens. On comprend donc que le souci d’efficacité doive nous mettre en devoir de supprimer les gaspillages en temps de travail, en financement ou autres. Elle permet donc une adaptabilité plus grande dans le marché mondial qui touche tous les domaines et pas seulement celui des marchandises, mais aussi le monde de la science, de l’Université, des arts. Enfin, les économies faites sur les canards boiteux inefficaces et dépassés vont pouvoir être réinvesties dans des actions ou des opérations toujours plus innovantes et plus efficaces. La boucle de l’idéologie de l’évaluation est ainsi bouclée. On pourrait en donner d’autres formulations, mais elles reviendraient en définitive au même : justifier l’installation d’un système de contrôle social généralisé et homogène.
Mais qu’est-ce que cache cette boucle idéologique ? Conformément à son principe, l’idéologie est une image inversée du réel qui convertit le négatif en positif, et inversement. En somme, la réalité du système de l’évaluation, c’est la paralysie, le gaspillage, l’inadaptation et l’arbitraire.
C’est ce que je me donne pour objet de démontrer ici en exhibant la face cachée de l’évaluation, son ressort interne le plus profond : un pouvoir supposé savoir. Un pouvoir qui se donne lui-même, sans le dire bien sûr, non pas simplement comme énonciateur de vérité, mais plus que cela, comme instaurateur de valeur, comme norme de la vérité. Un pouvoir qui utilise des savoirs ou des discours à prétention scientifique, par instrumentalisation de certains acteurs de ces savoirs ou de ces discours, pour assurer son hégémonie et couvrir ses choix simplement arbitraires. C’est précisément ce point qui m’intéressera particulièrement : le rapport du pouvoir au savoir par la mise en place d’un système unifié de l’évaluation des savoirs dans leur production et leur transmission. On comprendra donc que j’insisterai sur l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche.
1. QU’EST-CE QU’ÉVALUER ?
L’évaluation n’est pas un mode quelconque d’examen de la qualité, de l’efficacité ou de l’innovation d’une action, d’une pratique, d’une recherche, d’un enseignement, etc. Par exemple, dans le domaine de la recherche on a depuis longtemps examiné les travaux des chercheurs ou des équipes pour estimer leur qualité, savoir s’ils étaient véritablement novateurs ou, en tout cas, si les résultats pouvaient être considérés comme satisfaisants et conformes aux projets annoncés. Mais l’analyse et le jugement portés sur un résultat ou une activité étaient toujours conçus comme un jugement d’un individu particulier, membre (élu ou nommé) d’une instance, d’un conseil ou d’une commission. Le jugement avait donc une part irréductible de subjectivité. Pour empêcher que la subjectivité ne donne lieu à l’arbitraire, on soumettait le même dossier à plusieurs rapporteurs, susceptibles d’être en désaccord entre eux. On corrigeait la subjectivité par la confrontation des subjectivités, non par une prétention illusoire à l’objectivité absolue (quantitative). En outre, on admettait qu’il ne fallait pas définir de critères trop stricts parce que ceux-ci auraient pu masquer le caractère inattendu, paradoxal, particulièrement inventif d’un résultat, par exemple. Donc il fut un temps où l’on examinait, discutait et jugeait une recherche, une activité, un résultat, etc., sans pourtant parler d’évaluation, ni la pratiquer. Je ne veux pas du tout dire que ce temps était un passé radieux. Il y avait des dysfonctionnements, des injustices, de l’arbitraire parfois. On pouvait néanmoins espérer qu’un nouvel examen permettrait de corriger une erreur ou une décision injuste. Or, loin de supprimer ces imperfections parfois graves, le système de l’évaluation les généralise, les objectivise, de telle sorte que la correction par réexamen devient pour ainsi dire impossible, parce qu’inutile dans son principe.
Précisons : je ne prétends pas que le dispositif d’évaluation est d’invention récente si on le considère dans son origine. La mise en place de ce dispositif et son importation d’autres domaines se sont faites dans le temps par mutations successives. Or la dernière en date de ces mutations est l’universalisation du dispositif à tous les domaines de la vie sociale, politique et culturelle. Pour le savoir, c’est-à-dire la recherche et l’enseignement supérieur, la généralisation du système de l’évaluation est assez récente. L’AERES n’a été fondée qu’il y a deux années, le vocabulaire et les procédures d’évaluation datent d’environ une dizaine d’années. On ne parlait pas d’évaluation ou, en tout cas, pas tant qu’aujourd’hui, dans les années 1990. Si je souligne ce point, c’est pour déjouer le piège que tendent les tenants de l’évaluation à leurs interlocuteurs. Si vous refusez l’évaluation, disent-ils, alors il n’y a plus de moyen d’apprécier une action, un résultat, une recherche. À cela il faut répondre : faux ! Il n’y a d’autres moyens d’examen, de débats et de jugement que ceux qui font partie du dispositif de l’évaluation. Pour le comprendre, il faut revenir à la question de départ : qu’est-ce qu’évaluer ?
Évaluer, c’est déterminer la valeur. L’évaluation suppose donc l’établissement d’une échelle de valeurs : valeurs positives et valeurs négatives. Sans cette échelle, il ne peut y avoir de détermination de la valeur. L’évaluation suppose ensuite de confronter l’objet à évaluer à cette échelle des valeurs posée préalablement. Ce processus recouvre trois opérations qui sont en elles-mêmes conflictuelles.
La première consiste à fixer les valeurs. Ces valeurs sont posées avant le jugement, puisqu’elles y président. Cependant, elles reposent elles-mêmes sur une appréciation préalable sur ce qui vaut et sur ce qui ne vaut pas. La question qui se pose alors est celle de la valeur des valeurs : ces valeurs qui sont posées en critères, qu’est-ce qui en garantit l’objectivité et l’universalité ? Qui nous dit qu’elles ne correspondent pas à un moment particulier du savoir ? Comment dépasser ce moment, si ce qui doit précisément le dépasser est jugé à partir de valeurs établies auparavant et donc caduques. Pis, ces valeurs ont fait l’objet d’un choix, or ceux qui les ont choisies ne sont pas de purs esprits totalement désintéressés, ils avaient donc des intérêts particuliers. Or, qu’est-ce qui garantit que ces valeurs ne sont pas l’expression de ces intérêts particuliers qui cherchent à prévaloir et à s’imposer ? On sait l’analyse que donnait Max Weber des valeurs et des échelles de valeurs : les « divers ordres de valeurs s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable […]. J’ignore comment on pourrait s’y prendre pour trancher “scientifiquement” la question de la valeur de la culture française comparée à la culture allemande ; car là aussi différents dieux se combattent et sans doute pour toujours ».
On comprend donc qu’aucun système particulier de valeurs n’a d’objectivité inhérente, un système particulier de valeurs nie implicitement un autre système, sauf à prouver son universalité. De cela il résulte que la hiérarchie des valeurs posées ne peut l’être que par un acte. L’acte de celui qui précisément les pose et les impose. Un acte de volonté et donc de pouvoir. J’y reviendrai. L’évaluation ouvre donc la voie vers la contestation indéfinie des valeurs, à la guerre des valeurs.
La seconde opération consiste à masquer le caractère subjectif et relatif des valeurs posées à un moment donné. Le procédé est simple : il consiste à transformer toute détermination qualitative en détermination quantitative, par la généralisation du chiffrage et une sorte de scolastique numérique. L’évaluation qui est toujours subjective et relative cherche à se cacher derrière une mathématique de pacotille. On comprend ainsi la raison de la généralisation du chiffrage : elle est convoquée pour donner un lustre d’objectivité à ce qui souvent relève d’un acte de pouvoir. Telle est la raison de l’usage des indicateurs de comptabilisation que sont – dans la nov’scolastique de l’évaluation – le « nombre total de citations », le « nombre de citations par article », le « facteur h », le « facteur h relatif », le « facteur d’impact maximal de la discipline », etc. Voilà comment on soumet tout le champ du savoir et de l’enseignement au règne de nouveaux experts-comptables. Le but, sous la tromperie de la quantification, est de justifier un classement, une hiérarchie en matière de recherche, d’enseignement ou en toute autre matière. Derrière le chiffrage, il y a donc une politique, un exercice brut de pouvoir. L’ordre que le système de l’évaluation cherche à établir ou à reproduire, sous l’idéologie de l’efficacité, de la performance ou de l’innovation, est une régulation politique des activités. Quand je dis politique, je ne veux pas dire publique, mais paradoxalement : privée. Car le modèle politique qu’il s’agit d’imposer est celui de l’entreprise : faire des universitaires de simples employés de l’entreprise nommée « Université », faire des chercheurs de simples instruments des établissements de recherche. Ce qui est contraire à l’histoire et à l’esprit de l’Université, ce qui constitue également la négation du sens de la recherche. Il ne faut vraiment rien connaître à l’Université et à la recherche pour s’engager dans une telle voie. On pourra objecter que ce sont souvent des universitaires et des chercheurs qui sont à la base de la mise en place de ces dispositifs et de ces fonctionnements. Disons plutôt que ce sont d’anciens universitaires et chercheurs reconvertis dans l’administration. Les nouveaux convertis sont, on le sait bien, les plus radicaux dans leur nouvelle foi : en l’occurrence, la foi séculière en la conception managériale de l’Université et de la recherche.
C’est ainsi que l’on distribue des moyens humains et financiers ! Les premiers bénéficiaires sont ceux que l’on juge bien-pensants, conformes ou susceptibles de se conformer, de s’adapter à des objectifs préalablement fixés. L’application du vocabulaire de la gouvernance au monde de l’Université et de la recherche n’a pas d’autre objectif. Il est le langage même de la vision managériale, appliquée à un monde qui n’a rien à voir avec celui de l’entreprise parce que la liberté d’initiative, la liberté de la recherche et la liberté d’esprit lui sont consubstantiels. L’évaluation est l’instrument de cette vision managériale. Celle-ci entend administrer, bureaucratiser, normaliser le détail des activités et des pratiques de savoir en les soumettant à des critères d’efficacité productiviste ou industrielle. Ainsi, il y a une bonne et une mauvaise gouvernance, comme au tournant des XVIe et XVIIe siècles on distinguait une bonne et une mauvaise raison d’État. La gouvernance est une sorte de raison d’État, avec tout ce que cette notion comporte de duplicité entre l’apparent et le caché, la règle commune et la dérogation partisane, l’avouable et l’inavouable. Mais il s’agit d’une raison d’État où l’État s’est privatisé, s’est subordonné à des intérêts privés. Comme la raison d’État, la gouvernance a une part d’ombre irréductible. L’ombre est nécessaire au pouvoir qui pose et impose le système des valeurs, instaure le contrôle généralisé. J’y reviendrai dans un instant. Qu’il me suffise pour l’instant de dire que derrière la fausse objectivité des chiffres il n’y a que conformisme, soumission à l’ordre quel qu’il soit, aux choix momentanés du pouvoir.
La troisième opération consiste précisément dans le jeu de la transparence et de l’ombre que nous venons d’évoquer. L’évaluation ne parle que de transparence, alors qu’elle suppose l’obscurité. Il en va toujours ainsi : les dogmatiques de la transparence sont ceux qui ont le plus besoin de l’ombre. Le langage de la transparence couvre l’obscurité. Celle-ci doit en effet couvrir la raison des valeurs posées et imposées comme si elles allaient de soi, alors qu’elles sont établies contre d’autres valeurs. Si la volonté qui pose devenait visible, l’arbitraire apparaîtrait à découvert. L’obscurité doit également couvrir ceux qui évaluent. Là encore, c’est un prétexte fallacieux d’un souci de protection de l’objectivité qui exigerait l’anonymat de l’évaluateur. On pourra objecter que les évaluateurs sont souvent connus, mais ce sont alors les raisons de l’évaluation qui ne le sont pas. Le langage de l’évaluation n’est jamais univoque, il fonctionne sur le mode de la double vérité : celle qui est publiée et celle qui doit rester cachée.
L’évaluation est ainsi un système de contrôle qui n’aurait pas lui-même à rendre de compte : qui contrôle les contrôleurs ? Qui sont les contrôleurs ? Ce sont des experts, dit-on. Mais qui nomme ces experts ? Qui a expertisé leur capacité à expertiser et leur probité ? Tout cela reste dans l’obscurité et doit le demeurer. Le système de l’évaluation ne peut fonctionner que dans l’ambiguïté et la duplicité.
Pour souligner cette ambiguïté et cette duplicité des trois opérations de l’évaluation, on retiendra 1 / que l’évaluation se donne comme neutre et objective alors qu’elle est le produit d’une volonté particulière qui cherche à les imposer à une réalité et même contre elle ; 2 / la prétention à l’objectivité se manifeste à travers des jugements de fait opérés par une généralisation du chiffrage. Mais ces jugements de fait ne sont que le masque de la subjectivité et de la relativité, pour tout dire de l’arbitraire des valeurs posées et imposées ; 3 / la subjectivité et la relativité à l’œuvre dans tout le processus d’évaluation doit rester invisible, c’est pourquoi l’évaluation utilise le langage de la transparence. L’évaluation fonctionne comme un pouvoir, un pouvoir supposé savoir, un pouvoir qui prétend normer et réglementer le savoir.
2. LE POUVOIR, LA NORME DU VRAI ET LE GROTESQUE
Un doute pourrait pourtant survenir à cet instant. D’où vient cet intérêt du pouvoir pour le savoir ? Le savoir n’est-il pas un très faible enjeu pour le pouvoir ? N’intéresse-t-il pas finalement que les savants ou les chercheurs, n’ayant que très peu d’impact sur les populations qui n’en mesurent pas la portée ? En revanche, l’opinion et l’imagination sont de grands pouvoirs. Ce sont les maîtresses du monde. On comprend donc que le pouvoir veuille s’en emparer et les contrôler, devenir le maître de ces maîtresses. Il convient donc de considérer les choses de plus près. On s’aperçoit alors que le lien du pouvoir au savoir n’est pas aussi lâche qu’on pourrait l’imaginer, il est même interne et profond. Tout d’abord, notre société est une société de savoir – de savoirs de plus en plus complexes. Les actes les plus simples requièrent souvent la disposition d’un savoir technique important devenu insensible : prendre un billet d’avion électronique, téléphoner avec un portable, utiliser un ordinateur, etc. Le pouvoir ne peut donc rester indifférent à ces savoirs techniques, ni aux recherches fondamentales qui sont à leur principe. Le pouvoir ne peut rester en marge des savoirs sans se marginaliser lui-même dans la société et y perdre pied. L’intérêt du pouvoir pour le savoir ne relève évidemment pas d’un pur désir de connaissance, ce n’est donc pas la recherche de la vérité en tant que telle qui l’intéresse, mais ce que j’appellerai le processus d’accréditation d’une pensée, d’une opinion ou d’un discours comme vrai. Ce qui intéresse donc le pouvoir, c’est la vérité comme norme, c’est-à-dire le mode par lequel une certaine règle est prise à un moment donné comme norme du vrai. Ce processus d’accréditation intéresse le pouvoir dans la mesure où il pose la norme qui permet de trancher entre le vrai et le faux, l’acceptable et l’inacceptable, le normal et l’anormal, l’efficace et l’inefficace, etc. Autrement dit, l’accréditation permet au pouvoir d’instaurer un certain régime de vérité des discours. Cette intervention du pouvoir dans le champ du savoir est donc une intervention immanente. Elle est en outre indispensable pour le pouvoir lui-même. Ses effets ne sont pas seulement cognitifs et intellectuels, mais aussi sociaux, juridiques et politiques. Le pouvoir introduit dans le savoir un ordre qu’il faut bien appeler disciplinaire. J’y reviendrai ci-dessous.
Michel Foucault avait analysé un processus semblable dans un tout autre domaine : le rôle de l’expertise psychiatrique dans les tribunaux, en particulier sur l’économie du délit et des peines. Voici la thèse générale qu’il énonçait comme objet même de sa recherche dans son cours au Collège de France de 1973-1974, Le pouvoir psychiatrique : « Le problème qui est en jeu pour moi est ceci : au fond, est-ce que ce ne sont pas les dispositifs de pouvoir, avec ce que ce mot de “pouvoir” a encore d’énigmatique et qu’il va falloir explorer, qui sont précisément le point à partir duquel on doit pouvoir assigner la formation des pratiques discursives ? Comment cet aménagement du pouvoir, ces tactiques et stratégies du pouvoir peuvent-elles donner lieu à des affirmations, des négations, des expériences, des théories, bref à tout un jeu de la vérité ? Dispositifs de pouvoir et jeu de vérité, dispositifs de pouvoir et discours de vérité, c’est un peu cela que je voudrais examiner cette année. »
Cette problématique que Foucault met en place au sujet de l’expertise psychiatrique me paraît tout à fait adaptée pour rendre compte du dispositif beaucoup plus large de l’évaluation, qui a également ses experts et n’est d’ailleurs pas sans envahir le champ psychiatrique. Le décryptage du système de l’évaluation permet de mettre le doigt sur le point sans doute le plus sensible, hypersensible donc du rapport entre le pouvoir et le savoir, dans sa production et son enseignement.
Ce que je nomme accréditation est précisément le mode propre par lequel le pouvoir instaure un régime de vérité conçu comme régime disciplinaire, c’est-à-dire accompagné de récompenses et de punitions. Mais il faut aller plus loin. Sur ce point aussi, les analyses de Foucault s’avèrent très éclairantes. En effet, dans son cours Les anormaux, Foucault analyse le rôle du discours psychiatrique, plus particulièrement des expertises psychiatriques dans l’institution judiciaire. Or ces expertises, qui sont accréditées comme discours vrais auprès des tribunaux et interviennent directement dans la détermination du degré de responsabilité et donc dans la peine infligée, sont le plus souvent ahurissantes, non pas seulement fausses mais grotesques.
Ce sont « des discours de vérité qui font rire et qui ont le pouvoir institutionnel de tuer ». Bien entendu, nous n’en sommes pas là pour l’évaluation. La mort institutionnelle n’y est pas encore une mort physique. Il n’en reste pas moins que les discours des experts-évaluateurs ont un statut tout à fait comparable à ceux des experts psychiatres des tribunaux : ce sont des discours qui font rire et qui peuvent pourtant condamner des secteurs entiers de la recherche et de l’enseignement. En somme, il s’agit de discours grotesques à prétention de vérité qui font la loi en matière de production et de transmission du savoir. C’est exactement cela l’évaluation. Voici la définition du grotesque donnée par Foucault : « Le fait pour un discours ou un individu de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver. »
Le grotesque apparaît par exemple lorsque ces expertises prétendent non seulement juger de la validité des recherches actuelles, mais aussi des recherches futures, en reconnaissant les « thèmes prometteurs ». Les experts-évaluateurs ne sont pas seulement posés, par décret ministériel, ou par simple cooptation, comme plus savants que les savants, mais aussi comme des devins qui lisent, probablement dans le marc de café, ce qui va valoir dans le futur, à moins que ce ne soit dans les lignes de la main des chercheurs qu’ils viennent inspecter, ou par l’entremise de voix connues d’eux seuls.
On voit donc comment, à travers l’évaluation, le pouvoir se pose lui-même comme un pouvoir supposé savoir. L’expert est un individu disposant par la vertu du pouvoir un savoir supposé, plus grand, plus pertinent, plus valide que celui de ceux qu’il juge. C’est un grotesque qui peut faire mal, très mal. On dira certes que tous les individus qui disposent de pouvoir (si petit fût-il) peuvent en user bien ou mal, et qu’il s’agit ici d’une question de jugement personnel. Ce à quoi je répondrai que ce qui caractérise l’institutionnalisation de l’évaluation, c’est que, loin d’empêcher les individus d’abuser du pouvoir qui peut leur être attribué à un moment donné, elle les y porte inévitablement.
3. NORMALISATION ET EXCLUSION : LA DISCIPLINE ET L’ENNEMI
On commence, je l’espère du moins, à voir pourquoi le système de l’évaluation produit la paralysie, le gaspillage, l’inadaptation et l’arbitraire. On peut l’expliquer par un autre biais : la mimèsis de l’évaluation. De quoi s’agit-il ? D’une dynamique qui va s’établir dans les établissements de production et de transmission du savoir et qui consiste en un effort pour se conformer aux exigences de l’évaluation et complaire aux évaluateurs. Plutôt que d’avoir pour objectif la production de savoirs – ce qui suppose de prendre des risques, d’entamer des recherches dont l’issue est longtemps incertaine mais dont les résultats, souvent inattendus, peuvent être décisifs, d’ouvrir des voies non accréditées dans des champs de recherche non directement productifs –, les individus et les groupes vont tâcher de se conformer aux principes établis, aux valeurs accréditées. C’est la recherche et l’enseignement dans leur totalité qui peuvent être contaminés par le grotesque. La résistance est évidemment difficile, parce qu’elle suppose l’isolement, voire la disqualification publique.
L’évaluation est un pouvoir disciplinaire, un pouvoir de sanction qui a la caractéristique d’avoir bonne conscience. Celle-ci est entretenue par les savoirs réels ou prétendus dont l’évaluation fait usage pour se pratiquer et se justifier. Les dites « sciences cognitives » jouent un rôle important dans ce domaine. Il faudrait qu’une étude précise soit faite sur l’usage des discours de la cognition dans le système et l’idéologie de l’évaluation. Pour ne prendre qu’un exemple, il suffit de rappeler l’effort qui est actuellement fait par les tenants des prétendues « sciences cognitives » pour chasser la psychanalyse hors de l’Université. Cela a été montré à plusieurs reprises par Jacques-Alain Miller et par Jean-Claude Milner en particulier. Plus largement, toutes les disciplines qui ne servent pas le système de l’évaluation ou, pis, peuvent y résister ou le contester sont menacées. C’est le cas des disciplines historiques et critiques – la philosophie, l’histoire, éventuellement la sociologie et l’ethnologie – et d’autres. Plusieurs de ces disciplines font l’objet de tentatives plus ou moins explicites de reprise en main par les « sciences » de la cognition.
Quels sont les résultats du système de l’évaluation ? J’en retiendrai deux : 1 / le système de l’évaluation engendre une normalisation généralisée des savoirs et des pratiques. Ce qui est remis ici en cause, c’est l’événement, y compris, bien sûr, l’événement scientifique. Autrement dit, tout ce qui peut apparaître à un moment précis comme inclassable, bizarre, inattendu dans les champs du savoir ou, plus largement, de la vie de l’esprit. 2 / Cette normalisation, réalisée par l’évaluation comme pratique de pouvoir, exclut du savoir accrédité des individus, des groupes, mais aussi des démarches intellectuelles, voire des champs disciplinaires entiers, on vient de le voir. L’évaluation normalisatrice se crée ainsi des adversaires, voire des ennemis à éradiquer, à réduire dans l’ordre même du savoir. Celui-ci n’est pas seulement le lieu d’une expression du désir de connaître, d’un désir désintéressé de vérité, mais aussi un lieu de confrontation et de jeu de pouvoirs. L’ennemi, c’est celui qui résiste, refuse, conteste, voire se révolte contre le système de l’évaluation. Il doit se taire. On lui ôtera donc tout moyen d’expression, ou on essaiera du moins de le lui ôter. On peut imaginer ce qui risque d’en résulter à terme : un déclin et une ruine de la recherche et de l’Université dont les conséquences vont beaucoup plus loin que le champ du savoir.
Au fait, a-t-on commencé à évaluer le danger potentiel que représente certains enfants de 3 ans ? Peut-être y trouvera-t-on de futurs acteurs de rébellions scientifiques. Il convient donc de les normaliser dès les premiers signes.